09/03/2012

Attraction.

Christelle est un tas, un thon, un boudin… En un mot : Christelle est laide.
Pas la laideur des matins brouillés ou des franges trop courtes. Non. Le genre de laideur qui colle à la peau même après peeling. Elle était désespérément laide. « Désespérément » c’est vite dit car Christelle n’était pas désespérée. Elle s’y faisait. Un peu comme ces chaussons usés qu’on garde et qu’on finit par aimer car ils épousent parfaitement la forme du pied. C’était pareil, son corps avait parfaitement épousé la forme de sa vie et de ses angoisses. Ses fesses épaisses cadraient juste dans le canapé, sa poitrine inexistante se faisait oublier. Elle s’y faisait à ses sourcils fournis et ses dents chamailleuses. Elle finissait par s’aimer, même si parfois elle rêvait qu’un homme s’y ferait aussi.
Ce matin-là, elle déboula dans la rue, cheveux encore tièdes et vêtements gris qui avaient dû être noirs un jour. -
Mademoiselle !
Elle avançait sans même ralentir. -
Mademoiselle…
La voix se rapprochait. La jeune femme s’arrêta, étonnée. Elle s’apprêtait déjà à répondre mécaniquement son « J’suis pas du coin » mais l’inconnu ne lui demanda ni la route, ni du feu, ni même une cigarette :
- Excusez moi, mademoiselle, ce n’est pas dans mes habitudes d’arrêter comme ça les femmes dans la rue mais… je voulais vous dire,… vous êtes ravissante. »
Pas de sourire ironique, pas de méprise possible, il s’adressait bien à elle. Il était là, troublé, comme livrant ses tripes à l’adversaire. Christelle ne pu s’empêcher de chercher des yeux des complices tapis dans les ruelles, tous prêts à rire d’un pari cruellement gagné, mais rien. Une rue vide, des poteaux, une poubelle, un chat, et ce jeune inconnu. Elle chercha alors une caméra cachée ou tout autre élément anormal justifiant cette déclaration…Rien. N’ayant aucune preuve de blague, elle observait maintenant le jeune homme. Qui était-il ? Un fou ? Un désespéré ? Un trentenaire, très grand, brun. Pull noir et jean délavé, la panoplie normale du parisien en balade. Un géant doux. L’air saint d’esprit. Elle esquissa un mouvement pour partir, il interrompit son geste par une sentence profonde comme venue de sa chair : « Mademoiselle, si je vous laisse partir tout mon corps me demandera des comptes ! ». C’était la première fois qu’on lui disait une telle phrase… Rien en elle ne savait répondre à une telle phrase. Tout en elle était habitué aux remarques blessantes mais comment recevoir la douceur ? Ses lèvres commencèrent à sourire mais ses jambes s’enfuirent laissant le jeune homme sans réponse et sans voix. Elle marcha plus vite ou peut-être plus lentement, concentrée sur ses pas, avec l’espoir de l’entendre la suivre. Arrivée au passage piéton, elle se tourna. Personne. Le cœur tanné par des années de blessures d’enfance, elle aurait presque été rassurée de voir des farceurs cachés.
Au bureau, la machine à café était à l’affût d’un arrivage frais de ragots. Ses collègues se ressemblaient toutes : blondes, châtain, ou miel, minces ou essayant de l’être et surtout « Fashion ». Jean slim aussi fin qu’un pelage de Golden, bottes-écrins pour des pieds frenchmanucurés et sac à main élu comme par un stratège de guerre. Les collègues passaient une partie du temps à s’observer et l’autre à en parler. Anthropologues bon marché. Christelle n’avait jamais rien à raconter, n’ayant rien vécu et rien à vivre en perspective. Elle absorbait son café et les histoires de tromperies, de poids perdu ou gagné quand ses lèvres s’ouvrirent, malgré elle : « Je… ». Toutes les têtes blonde-éclair, les mèches et les extensions se tournèrent vers elle : « Oui ? ». Toutes se disant : « Qu’avait il pu enfin arriver à ce boudin ? ». L’innocente raconta son aventure. La formule romantique du jeune homme laissa rêveuses celles qui n’avaient eu ce matin dans le métro qu’un banal « Je peux vous offrir un café ? » murmuré par un ventre bedonnant. Elles pensèrent toutes : « Elle ment ! » Ce qui donna à haute voix : « C’est génial! Pourquoi tu ne lui as pas parlé ? », « Tu vas le revoir ? » et une succession de questions inutilement essentielles.
Le soir venu, talons vernis et bouches glossées franchirent la porte d’un même pas. L’une d’elle semblait traîner ses bas Dim-Up plus tard que d’habitude. C’était Sylvie, 40 ans, une de ces femmes qui réussissent à gommer leur âge et dont seules les mains trahissent ce mensonge. Lèvres ourlées, taille fine prête à être serrée d’un tour de main, cils tellement vrais qu’ils semblaient faux et un air d’abandon maîtrisé. Quand elle arrivait, les hommes étaient plus serviables et les femmes moins sereines. Elle aimait ce trouble plus que la beauté même. Sylvie voulait poser sa sentence loin des rouges à lèvres indiscrets : « J’voulais te parler Chris’ ». Christelle n’aimait pas ce Chris, mais elle acceptait. Les surnoms ridicules valent mieux que les silences. Sylvie continua : « J’imagine, ça doit être dur de ne jamais se faire draguer… Mais… si l’autre t’a draguée cette fois… j’veux pas te faire de peine mais y en a que ça excite de draguer des filles … euh… ben comme toi…pas très... J’te dis ça en amie. ». La quadra-trentenaire partit heureuse d’avoir rétabli sa vérité.
Christelle rentra seule avec les paroles de Sylvie comme un miraculé après une révélation. C’était donc ça, pire qu’un pari entre copains, l’envie de se taper une moche pour voir ce que ça fait. Elle avançait écœurée par sa propre chair.
Assis sur le trottoir, le matin brun attendait dans la rue. Au même endroit, huit heures en plus dans le regard. Il reconnut le pas de Christelle et se leva.
Pleine d’une rage triste, Elle lui cria :
- Laissez-moi tranquille ! J’ai tout compris ! Je sais ce que vous voulez !
- Mais je ne veux rien, je vous l’ai dit ce matin, je vous trouve belle, je …
« Belle » … C’était le mot de trop, Christelle le gifla et courut chez elle retrouver son canapé, sa télé et son frigo.
Pourtant depuis des mois, il l’avait aimé, aimé sa façon de marcher comme hors temps. Elle était une de ces beautés que seuls les esthètes peuvent voir, des courbes loin des contours normés. Il avait découvert des îlots de beauté : des doigts d’une finesse étonnante, des sourcils racés et des lèvres finement charnues à la sensualité esquissée. Il rêvait de tenir sa nuque gracile de princesse en haillon, de se laisser sentir par ce nez tellement délicat, qu’il ne se remarquait pas tout de suite comme ceux des enfants. Envie de se blottir contre ses cuisses rondes juste à la taille de ses mains. Envie de faire renaître ses seins dans sa paume par une caresse brutalement douce. Il aimait la façon dont ses cheveux encore humides le matin venaient rencontrer le vent dans une étreinte presque intime. Elle n’était pas bien habillée, mais peu importe car finalement c’était elle qui habillait ses vêtements.
Déçu, le jeune homme se promit de ne jamais retenter de lui parler. Elle était comme ces orgueilleuses qui ne laissent aucune chance. Elle l’avait sans doute trouvé trop grand ou trop timide. Il rentra attristé, avec en tête ce vers : « Oh toi que j’eusse aimé, oh toi qui le savais »Christelle s’endormit sur son canapé en se répétant que Sylvie avait raison. On ne peut pas plaire quand on a ma tête. Pour la première fois, elle pleura.
Le lendemain, personne ne l’arrêta dans la rue. Christelle n’avait plus rien à dire à la machine à café. Tout était à la même place. Et Sylvie se sentit plus belle. Ftx

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