15/11/2008

L'homme sans secrets

L’Homme sans secrets

« Vous devez remplir ce formulaire et le signer. »
La petite s’applique, suivant la voix grave de son père qui dicte les réponses. Partition mélodique à suivre. Elle aime écrire. Petits doigts serrés, agrippés au stylo. Tout près, trop près de la mine. Bouts d’ongle déjà bleus. Les lettres ont la rondeur de l’enfance. Elle pense à l’école, aux dictées. Elle voit bien que c’est différent. Peu importe, elle écrit comme elle peut. Compléter, cocher, elle s’y connaît maintenant. Depuis longtemps entre ses doigts, tous les courriers administratifs se transforment en autant de petites rédactions spéciales, en « exercices à papa ».
Elle sent sur sa tête brune le poids du regard froid de la dame de la banque. Regard étrange d’un anthropologue qui découvre une nouvelle tribu. La petite, elle, ne sait pas encore lire les regards, elle sait seulement qu’elle n’aime pas ce regard de grande, ce regard qui fait trembler un peu la voix de son père. La date, point final. « J’ai fini ! Faut qu’tu signes ». Son père prend le stylo avec précaution, comme on tient une allumette. Il regarde la feuille, hésite, cherche des yeux. Aveugle sans canne. « Non, là. Papa ». Le petit doigt se fait guide. Le père signe le formulaire et le remet à la dame avec précaution. Offrande en papier. La divinité derrière le bureau le saisit. Vérification rapide. Aller-retour du regard sur la feuille et les documents joints. Arrêt, grimace ou peut-être sourire. Sa bouche s’ouvre enfin, l’oracle : « Le formulaire bleu de confirmation vous sera envoyé mardi. »... mais cette fois-ci elle lui parle à elle…
Elle ne parle plus à son père, c’est bien à la petite fille, qu’elle s’adresse. Elle n’a pas grandi pourtant depuis le début de la visite. Y a que dans les films qu’on grandit d’un coup mais là, elle a toujours dix ans. La dame continue de lui parler comme si son père n’existait plus…Pff ! Effacé, écarté. Pourtant il est là. Elle vérifie, le regarde. Profil triste. C’est bizarre. Comme si, en écrivant, elle avait pris le pouvoir, un pouvoir magique. C’est ce que lui disent les yeux de la dame. Ils insistent même.
Ces yeux pers continuent de lui parler, de lui dire qu’elle est l’adulte, par le pouvoir du crayon magique. La petite n’a pas envie d’entendre ces yeux. Les regards se croisent sans se voir, dialogues d’aveugles : la dame regarde la petite, la petite regarde son père qui, lui, regarde la dame. Course poursuite dans un labyrinthe.
La petite note les informations. Le père la regarde, regarde ses notes par-dessus son épaule.
Regard curieux qui vérifie sans comprendre, étranger à ces signes magiques. Il est gêné, fait une blague. Sourire poli. La dame, déjà prête à se lever, rajoute en s’adressant à sa nouvelle interlocutrice : « Bien, vous avez compris ? » Elle se lève, ouvre la porte avant même d’entendre la réponse. « D’accord madame » La voix grave qui a répondu derrière elle n’est pas celle qu’elle attendait. Elle regarde enfin le père. Forcée. Regard de compassion. Sourire qu’on fait à un clochard. La petite voit. Etonnée. Décidément cette dame s’emmêle les regards ! Ils sortent en silence, se dirigent vers la voiture.
La petite fille attend, elle n’y tient plus et demande :
« Papa, pourquoi la dame me regarde quand elle parle, c’est tes affaires pourtant ? »
Le père accélère le pas. Silhouette massive écrasée sous son manteau d’hiver. Baskets avec costume « parce que c’est plus pratique ». La petite accélère, têtue, l’atteint, le regarde, répète. Le père hésite, s’arrête, repart. Monte dans la voiture. Ceinture. Clé. Moteur qui grince. Là, il arrête le moteur, la regarde. Regard de coffre ouvert pour la première fois. Il articule rapidement :
« Ma fille, quand tu ne sais pas écrire, tu ne peux même pas avoir de secrets... Qui respecte un homme sans secrets ? »